Je n'aurais jamais imaginé qu'une région aussi souvent mal comprise puisse receler tant de trésors. Le Beaujolais, longtemps réduit à son Nouveau dans l'esprit du grand public, révèle à travers ses dix crus une complexité et une richesse qui n'ont rien à envier aux plus prestigieuses appellations bourguignonnes. Après avoir exploré ces terroirs et rencontré plusieurs vignerons passionnés, je souhaite partager avec vous cette découverte fascinante d'une région en pleine renaissance.
Ce qui me frappe particulièrement, c'est la transformation spectaculaire qu'a connue le Beaujolais ces dernières décennies. Grâce à des vignerons visionnaires comme le fameux "Gang des Quatre" - Marcel Lapierre, Jean Foillard, Guy Breton et Jean-Paul Thévenet - la région a retrouvé ses lettres de noblesse. Ces pionniers du mouvement naturel ont prouvé que le Gamay, cultivé sur les terroirs granitiques du nord Beaujolais, pouvait produire des vins d'une finesse et d'une complexité remarquables.
Avant de plonger dans les spécificités de chaque cru, il me semble essentiel de comprendre ce qui fait la particularité de cette région. Les dix crus du Beaujolais représentent environ 6 500 hectares de vignes, soit à peine un quart de la surface totale du vignoble beaujolais (qui comptait 12 067 hectares en 2023). Ces appellations, situées dans la partie nord de la région, bénéficient de sols granitiques et schisteux exceptionnels, très différents des terres calcaires de la Bourgogne voisine.
Ce qui distingue véritablement ces crus, c'est leur capacité à exprimer le Gamay noir à jus blanc d'une manière unique. Contrairement aux Beaujolais et Beaujolais-Villages du sud, produits sur des sols plus riches et destinés généralement à une consommation rapide, les crus peuvent vieillir magnifiquement, développant avec le temps des arômes complexes qui rappellent parfois le Pinot Noir - un phénomène que les locaux appellent "pinoter".
La révolution qualitative initiée dans les années 1980 par Jules Chauvet, scientifique et négociant visionnaire, a transformé la perception mondiale de ces vins. Son influence sur le Gang des Quatre a créé une onde de choc qui continue de se propager aujourd'hui, avec une nouvelle génération de vignerons talentueux comme Yann Bertrand, Julien Sunier, ou les enfants Lapierre (Mathieu et Camille) qui perpétuent cette quête d'excellence.
Surface : 320 hectares
Production annuelle : Environ 15 600 hectolitres
Producteurs renommés : Domaine de la Pirolette, Yann Bertrand, Domaine des Duc
Saint-Amour occupe une place particulière dans mon cœur, et pas seulement pour son nom évocateur. Cette appellation, la plus septentrionale des crus, tire son nom d'un légionnaire romain nommé Amor qui, selon la légende, se serait converti au christianisme et aurait fondé un monastère surplombant la vallée de la Saône. Ce romantisme n'est pas qu'anecdotique : 20 à 25% des ventes de Saint-Amour se font en février, autour de la Saint-Valentin.
Le terroir de Saint-Amour présente une complexité géologique fascinante, avec 48% de dépôts de piémont, 22% de granite et près de 10% de pierres bleues (schistes). Cette diversité se traduit dans les vins par deux styles distincts : des cuvées légères et florales aux arômes d'iris et de framboise, parfaites dans leur jeunesse, et des vins plus structurés, épicés, capables de vieillir cinq ans ou plus.
Surface : 578 hectares
Production annuelle : Environ 24 500 hectolitres
Producteurs renommés : Domaine Chapel, Pascal Granger, Domaine de la Vieille Église
Juliénas me surprend toujours par sa constance qualitative. Protégé des vents du nord et de l'est, ce cru bénéficie d'une maturation légèrement plus tardive que la moyenne, ce qui confère aux vins une complexité supplémentaire. Les sols, variant du porphyre et du manganèse à l'ouest aux terrains sédimentaires à l'est, produisent des vins corsés mais élégants.
Ce qui m'impressionne particulièrement chez les vignerons de Juliénas, c'est leur attachement aux traditions tout en embrassant l'innovation. Les meilleurs exemples, comme ceux du Domaine Chapel (où David Chapel a fait ses classes auprès de Mathieu Lapierre), montrent une profondeur et une structure qui peuvent rivaliser avec des vins bien plus onéreux.
Surface : 249 hectares
Production annuelle : Environ 13 000 hectolitres
Producteurs renommés : Daniel Bouland, Gérard Lapierre, Paul-Henri Thillardon
Chénas reste pour moi l'un des secrets les mieux gardés du Beaujolais. Plus petit cru en termes de production, il vit dans l'ombre de son prestigieux voisin Moulin-à -Vent, mais produit des vins d'une densité remarquable. Louis XIII en était déjà amateur au XVIIIe siècle, et on comprend pourquoi : ces vins développent parfois des notes qui rappellent étonnamment le Pinot Noir bourguignon.
Paul-Henri Thillardon, formé par Jean-Louis Dutraive et Yvon Métras, représente parfaitement cette nouvelle génération qui révèle le potentiel caché de Chénas. Ses cuvées parcellaires comme Les Carrières ou Les Blémonts démontrent la diversité extraordinaire de ce petit cru.
Surface : 650 hectares
Production annuelle : Environ 34 000 hectolitres
Producteurs renommés : Château du Moulin-à -Vent, Jean-Paul Brun, Château des Jacques, Domaine Diochon
Moulin-à -Vent incarne pour moi la grandeur potentielle du Beaujolais. Son moulin emblématique, vieux de 500 ans et classé monument historique, domine un terroir exceptionnel où le manganèse confère aux vins une structure et une capacité de garde impressionnantes. Avant 1970, les bouteilles étaient même étiquetées "Premier Cru Classé", témoignant du prestige historique de l'appellation.
Ce qui rend Moulin-à -Vent si particulier, c'est cette combinaison unique de sols granitiques roses riches en manganèse (53% de l'appellation), qui produit des vins capables de "pinoter" magnifiquement avec l'âge. Le Château du Moulin-à -Vent, racheté par la famille Parinet en 2009, illustre parfaitement le renouveau qualitatif de l'appellation, avec ses 30 hectares situés autour du moulin produisant des vins d'une complexité et d'une profondeur remarquables.
L'appellation est actuellement en train de demander la création de 14 Premiers Crus, une démarche initiée en 2009 qui pourrait révolutionner la perception du Beaujolais. Cette initiative, lancée exactement 100 ans après la première délimitation de l'appellation en 1924, témoigne de l'ambition retrouvée de la région.
Surface : 840 hectares
Production annuelle : Environ 47 000 hectolitres
Producteurs renommés : Jean-Louis Dutraive, Yvon Métras, Clos de la Roilette, Château de la Chaize
Fleurie représente pour moi l'élégance à l'état pur. Ses sols de granite rose décomposé, culminant entre 225 et 475 mètres d'altitude, produisent des vins d'une finesse incomparable, souvent qualifiés de "féminins" - une description que je trouve réductrice face à leur complexité. Les arômes floraux caractéristiques - iris, rose, violette - s'accompagnent d'une structure soyeuse qui cache une réelle profondeur.
Jean-Louis Dutraive produit ici certains des vins les plus raffinés du Beaujolais. Sa vision flexible de la macération carbonique et son approche minutieuse créent des Fleurie d'une précision chirurgicale. L'appellation a d'ailleurs voté en 2023 pour présenter une liste de climats à l'INAO en vue d'une classification en Premiers Crus, avec des exigences renforcées incluant un rendement limité à 52 hl/ha et une commercialisation retardée au 1er septembre suivant la récolte.
Surface : 350 hectares
Production annuelle : Environ 12 000 hectolitres
Producteurs renommés : Domaine Cheysson, Domaine de la Grosse Pierre, Jules Métras
Chiroubles me fascine par sa position unique : c'est le cru le plus élevé du Beaujolais, avec des vignes grimpant jusqu'à 600 mètres d'altitude. Cette situation particulière retarde la maturité de 5 à 10 jours par rapport aux autres crus, un avantage considérable lors des millésimes chauds comme 2020. Les vins qui en résultent sont d'une fraîcheur et d'une délicatesse remarquables.
Jules Métras, fils d'Yvon, perpétue ici la tradition familiale avec brio. Ses Chiroubles montrent que ce cru, souvent considéré comme le plus léger, peut produire des vins d'une complexité surprenante quand les rendements sont maîtrisés et le travail à la vigne méticuleux.
Surface : 1 100 hectares
Production annuelle : Environ 66 000 hectolitres
Producteurs renommés : Marcel Lapierre, Jean Foillard, Guy Breton, Jean-Paul Thévenet, Mee Godard
Morgon occupe une place centrale dans l'histoire moderne du Beaujolais. C'est ici que le Gang des Quatre a initié sa révolution, transformant la perception mondiale du Gamay. Le terroir unique de "roche pourrie" - un mélange de roches cristallines érodées riches en oxyde de fer avec des traces de manganèse - confère aux vins une profondeur et une complexité exceptionnelles.
Les six climats de Morgon - Grand Cras, Les Charmes, Côte du Py, Corcelette, Les Micouds et Douby - offrent une palette d'expressions fascinante. La Côte du Py, en particulier, produit certains des vins les plus recherchés du Beaujolais, avec cette minéralité ferrugineuse caractéristique et cette capacité de garde impressionnante. Les vins de Jean Foillard issus de ce terroir mythique peuvent facilement vieillir une décennie ou plus.
Surface : 400 hectares
Production annuelle : Environ 20 000 hectolitres
Producteurs renommés : Julien Sunier, Georges Descombes, Charlie Thévenet
Régnié, dernier-né des crus (AOC obtenue en 1988), a longtemps souffert d'un déficit de notoriété. Pourtant, ce cru aux sols de granite rose produit des vins charnus aux tanins subtils qui méritent vraiment l'attention. Des vignerons comme Julien Sunier ou Charlie Thévenet (fils de Jean-Paul) démontrent brillamment le potentiel de cette appellation.
Ce qui me plaît particulièrement dans les vins de Régnié, c'est leur accessibilité immédiate combinée à une réelle capacité d'évolution. Les meilleurs exemples offrent un excellent rapport qualité-prix, ce qui en fait une porte d'entrée idéale pour découvrir les crus du Beaujolais.
Surface : 1 300 hectares
Production annuelle : Environ 70 000 hectolitres
Producteurs renommés : Château Thivin, Georges Descombes, Pierre Chermette, Laurent Martray
Brouilly, le plus vaste et le plus méridional des crus, produit 20% du volume total des crus du Beaujolais. Cette ampleur pourrait laisser craindre une certaine dilution qualitative, mais les meilleurs producteurs prouvent le contraire. Le Mont Brouilly, qui culmine à 485 mètres, offre une diversité d'expositions et de terroirs remarquable.
Georges Descombes produit ici des Brouilly d'une richesse et d'une complexité qui dépassent largement ce qu'on attend généralement de ce cru. Ses vieilles vignes et son approche naturelle créent des vins de caractère, loin des Brouilly simples et fruités destinés aux bistrots parisiens.
Surface : 320 hectares
Production annuelle : Environ 16 000 hectolitres
Producteurs renommés : Château Thivin, Pierre Cotton, Alex Foillard, Domaine de la Voûte des Crozes
La Côte de Brouilly représente pour moi l'essence même de ce que peut être un grand terroir beaujolais. Planté sur les pentes d'un ancien volcan éteint, ce cru circulaire offre toutes les expositions possibles, créant une mosaïque de micro-terroirs fascinante. Les sols de pierres bleues volcaniques (diorite) confèrent aux vins une minéralité distinctive et un côté "fleur sauvage" très caractéristique.
Le Château Thivin domine magistralement cette appellation, produisant des vins de garde remarquables. La nouvelle génération, représentée par Alex Foillard (fils de Jean) et Pierre Cotton, apporte un souffle nouveau avec des approches parcellaires qui révèlent la complexité de ce terroir volcanique unique.
Ce qui me passionne actuellement dans le Beaujolais, c'est cette dynamique de reconnaissance qualitative en marche. Plusieurs crus ont entamé des démarches pour obtenir la classification de certains de leurs climats en Premiers Crus. Fleurie a voté en 2023 pour présenter sept terroirs, Moulin-à -Vent demande la création de 14 Premiers Crus, et Brouilly ainsi que Côte de Brouilly ont également soumis des requêtes.
Cette évolution me semble naturelle et nécessaire. Quand on goûte un Côte du Py de chez Foillard ou Lapierre, un Poncié de chez Thévenet, ou certaines cuvées du Château du Moulin-à -Vent, on comprend immédiatement qu'on a affaire à des vins d'exception qui méritent une reconnaissance officielle. Le fait que ces vins se vendent encore à des prix dérisoires comparés à leurs équivalents bourguignons (un bon Morgon coûte aujourd'hui le cinquième d'un Chambolle-Musigny village) représente une opportunité extraordinaire pour les amateurs.
La nouvelle génération de vignerons, formée par les maîtres du mouvement naturel mais apportant ses propres innovations, continue de pousser la qualité vers le haut. Des domaines comme celui de Mee Godard à Morgon, de Paul-Henri Thillardon à Chénas, ou de Yann Bertrand qui travaille sur plusieurs appellations, produisent des vins d'une précision et d'une pureté remarquables.
Après avoir exploré ces dix crus, je reste convaincu que le Beaujolais vit actuellement son âge d'or. La combinaison d'un terroir exceptionnel, d'un cépage unique parfaitement adapté, et d'une génération de vignerons talentueux et passionnés crée les conditions parfaites pour produire de grands vins. La diversité des expressions, depuis la légèreté florale de Chiroubles jusqu'à la puissance structurée de Moulin-à -Vent, offre une palette gustative d'une richesse incomparable.
Ce qui me touche particulièrement, c'est cette authenticité préservée, ce refus de l'uniformisation qui caractérise les meilleurs producteurs. Dans un monde viticole parfois trop standardisé, le Beaujolais des crus reste un îlot de sincérité et d'expression terroir. Les prix, encore raisonnables malgré la montée en qualité, permettent aux amateurs de se constituer de belles caves sans se ruiner.
Mon conseil ? Explorez ces crus sans préjugés, en prenant le temps de découvrir les différents producteurs et styles. Gardez quelques bouteilles pour voir comment ces vins évoluent magnifiquement avec le temps. Et surtout, partagez ces découvertes : le Beaujolais mérite d'être célébré non pas une fois par an avec le Nouveau, mais tout au long de l'année pour la richesse et la diversité de ses dix crus exceptionnels.
La prochaine fois que vous cherchez un vin qui allie plaisir immédiat et potentiel de garde, pensez aux crus du Beaujolais. Vous pourriez bien être surpris de découvrir que certains des plus grands vins de France se cachent derrière ces noms poétiques : Saint-Amour, Fleurie, Moulin-à -Vent... Des appellations qui racontent chacune une histoire unique, celle d'un terroir, d'une tradition, et d'hommes et de femmes passionnés qui élèvent le Gamay au rang des plus nobles cépages.